C’était toujours comme ça chez nous le dimanche…
On se levait quand on se levait, chacun se préparait à son rythme… il régnait dans la maison un silence particulier, une sorte de recueillement religieux. Chacun s’appliquait à prendre ce qui lui était le plus cher en se disant : « si je ne reviens pas, il faut absolument que j’emporte ça ou ça ».
Maman prenait le grand sac que papa lui avait offert et au-dedans elle fourrait tout ce qu’elle trouvait sur son chemin… il n’y a pas eu deux dimanches semblables, le contenu de son sac changeait au gré de ce qui lui passait par la tête à ce moment-là, je crois en fait que maman n’était attachée à aucun objet… ou bien à tous peut-être je ne sais pas, en tout cas elle emportait toujours ce même sac en cuir noir élimé, c’était lui l’objet le plus important. Moi j’aimais bien regarder ce qu’elle avait emporté, je crois qu’aucune maman au monde ne pouvait avoir un contenu de sac semblable à celui de ma mère le dimanche, il était toujours plein à ras bord et jamais fermé, ce qui énervait papa d’ailleurs… Mais ça ne changeait rien, maman n’a jamais rien su fermer, pas plus son sac que sa maison, pas plus sa bouche que son cœur.
Papa lui, prenait les cannes à pêche et les jumelles… très important les cannes à pêche surtout quand on ne sait pas pêcher. Les jumelles c’était pour le paysage qui s’amusait à changer de couleurs et de formes à chaque fois. Ensuite il disait à maman : « tu as pensé au pique-nique ? ». Elle répondait toujours « ha non ! »… alors, elle prenait aussi un panier dans lequel elle emportait l’intégralité du contenu du frigo, c’est à dire pas grand-chose, elle oubliait toujours de faire les courses.
Lucille prenait sa musique et ses bouquins et moi je ne prenais rien, j’aurais bien voulu prendre mon chat mais il avait peur de l’eau comme tous les chats, mais quand même je me disais que si je ne revenais pas, j’allais drôlement être en manque de lui.
On remplissait le coffre de la voiture pendant que papa attelait le bâteau et puis on roulait jusqu’au port, on savait la chance qu’on avait, on savait le moment magique qu’on s’apprêtait à vivre et jusqu’à ce que notre bateau se fasse prendre par le Zaphur personne ne disait mot, on s’appliquait à déguster le silence du mystère qui allait se jouer, on savait que tout pouvait arriver.
Une fois au port, papa et Lucille mettaient le bateau à l’eau et maman et moi les provisions dans le bateau. Puis papa démarrait le moteur, j’aimais ce vrombissement qui se faisait l’écho du mélange d’impatience, d’excitation et de peur qui régnait toujours à cet instant.
Papa n’était pas meilleur navigateur que pêcheur mais c’était inutile, il suffisait qu’il sache l’endroit exact où le Zaphur prendrait naissance ce jour-là. Quand il le décidait, il éteignait le moteur et il se mettait à observer méticuleusement la surface de l’eau, à la scruter … Et puis d’un coup il disait : « Chut, regardez, c’est ici… On y va ? » Et là, chacun observait et écoutait attentivement la respiration de la mer et chacun savait ce qu’il devait faire… Pour faire sortir le Zaphur, il fallait caler sa respiration à celle de la mer. D’abord papa, puis maman, puis Lucille, puis moi… Respirer la mer, j’y arrivais toujours du premier coup, les autres aussi d’ailleurs… A l’instant précis où l’on sentait la mer respirer en nous, un petit chant se levait, un chant venu du fond des mers… Le chant du Zaphur. On fermait les yeux et on se laissait prendre… C’était absolument magique, indescriptible, semblable à rien de ce que j’ai pu vivre depuis. Un temps en dehors du temps, un espace au-delà de l’espace. Un quelque chose que l’on ne raconte pas.
Chaque dimanche était un nouveau voyage pour le pays de nulle part où seuls ceux qui croient au Zaphur peuvent se rendre…